VOLUBILIS

Salut Francis !


Cela fait bien une douzaine d’années que nous nous connaissons Miguel Marajo et moi. Sa silhouette, souvent croisée dans les vernissages de l’ARC et ailleurs dans Paris, m’était familière avant que sa peinture ne le devienne. Sa peinture – son travail, comme on disait ici avant qu’il ne commence à peindre. Nous avions suivi, sans doute, des chemins parallèles, c’est pourquoi il nous fut facile de nous reconnaître. Parmi les œuvres qu’il a choisi de montrer cette fois, plusieurs pour moi sautent à l’esprit.

En disant cela, j’affirme surtout qu’elles bondissent – et qu’en jaillissant ainsi elles me paraissent s’imposer comme une évidence ; je parle des plus colorées et des non figuratives. De cet ensemble, dont je crois bien avoir vu les prémices dans son atelier, j’ai dû lui dire tout de suite qu’elles me faisaient penser à Picabia. C’est pour cela qu’elles me sautent aux yeux : non qu’il y ait une vraie parenté, mais je vois en elles, dans les couleurs comme dans les matières – dans le choix des tubes pour ainsi dire – et dans le fait d’opter pour des fonds terre de sienne passés à la colle quelque chose qui me rappelle les cartons de Picabia : des supports destinés au surgissement des bielles ou de ces spaghetti tirés du Ripolin. Des œuvres intrigantes, au titre lui-même picabien (Danse de la gâchette, Calimpsus…), qui ne me rappellent aucune peinture en particulier… aucune et toutes à la fois.

À quoi cela tient-il encore ? Sans doute au fait que j’y décèle – et ceci peut bien n’être que subjectif – une intensité et une propension au « lâchez tout » (et non au lâcher prise) qui est la marque de notre cher disparu. 

« À bientôt Francis ! », lui écrivait Marcel Duchamp à l’annonce de sa mort. Or, du point où nous sommes aujourd’hui, tout porte à répéter ces mots chaque fois que l’occasion s’en présente ; en dépit du temps et de l’espace. Et c’est le cas avec Miguel Marajo… D’ailleurs, l’hommage dérivé auquel il nous invite croise comme par un fait exprès toute une génération dont F. P. fut sinon le centre, du moins l’un des essieux moteurs : celle de Dizzy Gillespie et celle de Picasso. Alors, inévitablement, le jazz, le noir de carbone – le fusain – évoquent un fonds à la fois évident et impossible à désigner. Une seule couleur – le noir.

Quand Miguel Marajo montre un jazzman entouré d’arabesques, quand il revient – lui que l’on croyait si détaché du réel – à ces thèmes intemporels ou intimistes qui pourraient être tirés du portrait de l’Amérique que les photographes du New Deal ont dressé, ou des images de l’humanité que l’exposition itinérante du MoMA conçue par Edward Steichen, « The Family of Man », a voulu léguer au monde dans les années 1950 – avant notre jeunesse –, il se contente de nous rappeler ce fait : nous aussi sommes le fruit, l’enfant des images. Et quand ces images sont noires, qu’elles parlent d’une peau noire, bizarrement on peut toujours y trouver à redire… Est-ce parce que cela fait cliché ?

Justement, de tout cela – et quel que soit le registre de départ – il n’y a que deux matières qui surgissent : le noir de fumée et le noir et blanc de la photographie. Enfance, toujours. Pourtant, celui qui fait avec de telles images ne peut s’exclure lui-même de ses moyens d’expression et de ce qui nous porte vers ceci ou cela… Nous partons d’un temps déterminé ; nous parlons d’aujourd’hui, et aujourd’hui on peut voir au Centre Pompidou l’exposition Télémaque. Hier, nous pouvions découvrir – ou revoir pour certains –, à la Piscine de Roubaix, les peintures de Fougeron contemporaines de la lutte contre l’apartheid. Tout ceci constitue notre legs et donc cet environnement d’images dont il est bien difficile de se dégager.

Non, le travail de Miguel Marajo n’a rien à voir avec la conscience d’être noir ou métis – mais sa vie ne saurait s’en séparer. Inversons la phrase : Non, la vie de M. M. n’a rien à voir avec la conscience d’être noir ou métis – mais son travail ne saurait s’en séparer. Où est le vrai, où est le faux, quelle est la plus juste de ces deux propositions ? ou bien le sont-elles également toutes les deux ? Qui, en fin de compte, pourrait le dire ?

Même pas l’artiste ; ce ne sont que des données, à prendre avec des pincettes. Alors surgit la couleur – une couleur forcément sauvage.

Cliché encore que cela, me direz-vous ! Et pourquoi pas ? Parce que la peinture n’est pas la photographie, rien n’interdit d’extraire une boule de cheveux de la tête qui les porte et de faire de ces coiffures afro un signe à recrypter, par-delà les revendications affaiblies et les effets de dégradé de tout marché en expansion ; mais s’il le faut, nous peindrons pour les coiffeurs et les dentistes ! (Picabia, toujours…). De ces coiffures, mieux qu’un signe, en faire une forme !

Et cela tombe, et cela gonfle, ça se répand ; ça gicle et se vaporise en de nouvelles volutes au noir. Il y va peut-être pour l’artiste d’une part de rite, à usage strictement personnel – tous les artistes en ont. Peut-être est-ce un moyen de dédramatiser les circonstances, de faire que la vie, pénétrée par la pratique d’un art, se trouve comme retournée. Nous n’avons pas une vie, ni deux, mais un bien plus grand nombre – décollées du réel en un ruban de Möbius dont on peut suivre indéfiniment une face sans s’apercevoir qu’on est passé de l’autre côté plusieurs fois.

En écrivant ces lignes, je me demande déjà ce que notre ami Miguel va en penser. Peut-être me répondra-t-il simplement par un bouquet de volubilis, histoire de rappeler que la peinture renaît toujours de la fréquentation d’un Sud quelconque à la végétation foisonnante, des rives de la Méditerranée jusqu’aux Caraïbes. Ailleurs – ce mot suffit pour tout dire et on l’emprunte d’autant plus facilement à Henri Michaux qu’il semble rassembler, au-delà de la sienne, toute poésie possible. C’était donc là le pays des Volubilis.

François Michaud, avril 2015.
Conservateur au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris.